F.H. Freda avec J.-A. Miller
ENTRETIENS D’ACTUALITÉ
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publié 74, rue d’Assas à Paris 6ème par JAM
le vendredi 24 octobre 2008
J.-A. Miller – Vous vouliez présenter une chronologie du CPCT-Chabrol ?
F.-H. Freda – C’est pour moi une opportunité de répondre. Aujourd’hui, je suis un peu loin du CPCT dans son fonctionnement interne. Depuis mon départ, je n’ai eu affaire au CPCT qu’une seule fois, à la demande de Fabien Grasser, quand il s’agissait de rencontrer un haut fonctionnaire.
Dès le premier jour où j’ai commencé à travailler à la direction du CPCT, je me suis tout de suite aperçu que ce qui faisait exister le CPCT, c’était le psychanalyste du CPCT. Le choix a été fait très rapidement de constituer deux groupes : un premier groupe d’analystes hautement renommés de l’École, et un second, de gens plus jeunes, à qui on a donné très rapidement une place.
Quant au mode de fonctionnement du traitement, je me souviens de la phrase d’un des collègues : "C’est une douche froide sur le transfert." Pourquoi ? Parce qu’on connaît la fin du traitement avant même son début. On a en quelque sorte enlevé au psychanalyste l’une de ses armes, le temps. Le CPCT lui enlève aussi une autre arme : l’argent. Comment travailler et recevoir en tant qu’analyste, alors qu’il y a ces deux variables qui, d’emblée, interfèrent ? Là se trouve le point inédit du CPCT pour le psychanalyste.
C’est pourquoi dès le début s’est posée la question pertinente et insistante : "Que fait-on après les seize séances ?", même s’il y avait la possibilité de les renouveler une fois. La fin était anticipée, et c’est ce qui a donné une façon particulière de faire avec le temps. Ces deux dimensions ont joué un rôle important dans toute la réflexion sur le CPCT, ayant mis en place un double système de consultation et de traitement.
La consultation est le moment nécessaire pour nommer un symptôme, à partir duquel on travaille, avec une sélection de certains patients ne pouvant pas être pris dans le dispositif, et toujours le souci de ne pas lâcher le patient dans la nature. Au fur et à mesure que l’expérience avançait, deux soucis sont apparus. Le premier, de regarder l’expérience de près ; de là sont apparues les réunions cliniques, la RIM, une fois par mois. Mais aussi, chaque analyste A avait en charge la responsabilité
Une des choses qui m’étonnaient le plus, c’était la qualité de la formation de ces nouvelles générations avec qui je travaillais tous les jours, constamment. Étonné de leur pertinence, de la façon dont ils regardaient les cas, et je voyais, comme je ne l’avais encore jamais vu, le fond du travail qu’il y avait derrière – travail des Sections cliniques, des différents appareils de l’École où il y a une formation constante, plus l’analyse personnelle et le contrôle pour la majorité de ces personnes. Tous ceux qui sont entrés lors de mon mandat, étaient tous en analyse avec un membre de l’École, sinon ils ne pouvaient intégrer le CPCT, c’était une condition sine qua non, à quelques exceptions près. Ils étaient en analyse depuis longtemps, et on considérait qu’ils pouvaient intégrer le CPCT. Cette source d’étonnement n’était pas seulement pour moi : mes collègues appréciaient beaucoup la vivacité des plus jeunes, produit d’un savoir acquis. Puis, des gens nouveaux sont arrivés, à partir de l’Atelier de psychanalyse appliqué. Les directeurs de l’époque les ont interrogés un par un pour savoir s’ils étaient aptes à travailler au CPCT.
En même temps, tout le monde apprenait des choses. J’ai moi-même tiré un grand profit, en tant qu’analyste, de ce que produisait les autres. Quand j’avais 40 ans, je ne suis pas sûr que j’étais aussi bien formé que tous ces jeunes-là. Je voyais le travail de l’École et du Champ freudien là vivant. C’était une force énorme, et une tranquillité pour le directeur que j’étais à l’époque. J’étais devant des personnes qui avaient acquis une expérience et une formations solides.
Ceci était clair d’emblé : l’École, c’est l’École, le CPCT, c’est le CPCT. La formation analytique, c’est l’École. Au CPCT, c’est une expérience clinique, liée à l’École. Il n’y a jamais eu la moindre ambiguïté.
On peut penser le CPCT comme un produit de l’histoire, du moment historique que l’on vivait, des forums, etc, et votre impulsion. On sait qu’il y avait une histoire derrière : déjà il y a quinze ans on avait pensé créer quelque chose de cet ordre. Cette expérience, il fallait la faire à ce moment-là, elle était bienvenue, mais je pense aussi que c’était lié à une nouvelle conception de la formation de l’analyste, de ce qu’est un analyste aujourd’hui, dont votre enseignement témoigne. Il y a un lien à trouver entre la définition que vous avez donnée au cours des dix dernières années de l’analyste, sa fonction dans le monde, la place qu’il occupe dans la société. Il y a là irruption du CPCT sur la place publique. On ne peut pas croire que c’est seulement une initiative de pure circonstance. Il y a un soubassement théorique, une nouvelle orientation de l’École que le CPCT incarne, en quelque sorte. Seule l’École a pu faire ça., parce qu’il y avait les éléments pour le faire : une idée de base de ce qu’est la psychanalyse aujourd’hui, de ce qu’est le psychanalyste dans le monde, et ça, c’est votre enseignement. Et de l’autre côté, une École solide qui pouvait faire face à ces sortes de tensions que posait inévitablement le CPCT. Si on ne pense pas ça comme ça, on ne s’aperçoit pas véritablement du noyau dur du CPCT. Voilà ce que j’aimerais bien manifester aujourd’hui.
L’amendement Accoyer a été l’événement déclenchant, mais ce qui a permis le CPCT, c’est un énorme bagage de formation, et un discours qui pouvait l’orienter qui était votre enseignement. On ne peut pas nier qu’il y a eu, quelque temps après la création du CPCT, la sortie du Séminaire Le Sinthome, qui tombait très bien. Vous l’aviez dit dès avant, dans le livre Joyce avec Lacan : "À partir du Sinthome, tout l’appareil psychanalytique est modifié, du fait que le symptôme fait partie de la structure, il n’est plus hors de la structure." De ce seul fait-là, tout l’appareil psychanalytique bouge, n’est plus le même. Le CPCT a fait très rapidement écho à tout ça, avec les notions de débranchement, désinsertion, précarité symbolique, métaphores de ce qui était une ligne tracée. Voilà le fondement même du CPCT.
Trois scansions
Vous m’aviez parlé d’une chronologie. Voulez-vous en donner les scansions ?
Comme le disait Alain Merlet, qui a travaillé au CPCT dès le début - en faisant le voyage depuis Bordeaux, un effort énorme – on a appelé le CPCT " la danseuse de l’École ". Dès le premier jour, on le savait, il y avait de l’argent pour deux ans. Dès la première année, l’obligation du directeur était de rendre le CPCT autonome financièrement, autofinancé. L’important n’était pas le financement en tant que tel, mais que le CPCT s’inscrive dans l’Autre social. Avec lui, c’était la psychanalyse de l’École qui était représentée là d’où on voulait à tout prix nous exclure. On aurait pu le financer autrement, sans demander quoi que ce soit, par exemple en faisant payer au patient trois, quatre, dix euros chacun. Mais la question n’était pas là.
Pour moi, c’était une expérience inouïe. Aller présenter le CPCT à différentes instances de la ville de Paris ou de l’État, c’était incroyable. C’est le mot : on ne pouvait pas nous croire. On a produit un véritable choc de surprise, et surtout une énorme méfiance : "Pourquoi, vous, psychanalyste, qui êtes si bien installés, et qui gagnez si bien votre vie, voulez-vous venir sur la place publique offrir la psychanalyse à tout le monde, gratuitement ? Où est le traquenard ? Sans doute vous voulez remplir vos cabinets de patients, et vous voulez que l’on vous finance les premiers mois, pour, après, remplir vos cabinets." Quand on a montré les statistiques, ils se sont aperçus que ce n’était pas tout à fait comme ça.
Disons-le, pendant un an et demi, pas un centime ! La première subvention se montait à 7 000 euros, cachés au fond d’un tiroir d’une administration. C’est à partir de la question de l’autre, "J’aimerais bien voir ce que vous faites : qu’est-ce que ça donne ?", qu’il y a eu moment de voir pour moi : on devait être encore beaucoup plus performants, notre système devait être beaucoup plus rigoureux encore. Tout un jeu d’aller-retour. En même temps, le Conseil d’administration de l’École et son Bureau étaient régulièrement avertis de tout ça. Notre inscription s’est faite petit à petit, pour payer le fonctionnement de l’institution.
Quelles sont les scansions ?
La première scansion, c’est quand nous avons obtenu la première subvention.
Quand ?
Je dirais, un an et demi après l’ouverture du CPCT, mais c’est à vérifier.
Le second moment ?
Un deuxième moment très important est celui où nous avons commencé à produire la contre-expérience. Elle était la tentative de voir les inconvénients de l’expérience.
Voulez-vous expliquer ce qu’a été cette contre-expérience ?
Il s’agissait d’un groupe de collègues se réunissant une fois par mois avec moi, et on analysait les problèmes liés au fonctionnement, les limites institutionnelles, les questions cliniques que ça soulevait, et les incidences directes dans le traitement pour les patients. Il fallait affiner davantage l’appareil conceptuel. Ce qui nous a été d’une aide majeure, c’est le Séminaire sur La Relation d’objet.
Le petit Hans, c’est véritablement le traitement CPCT, en quelque sorte. Il nous donnait une sorte de modèle de travail : séance par séance, une après l’autre ; nommer la séance ; que s’était-il passé ? quels étaient les signifiants ? comment se dégonfle l’imaginaire, comment fait irruption un nouveau signifiant, comme se produit une accalmie pour un sujet angoissé, ou quelqu’un qui ne sort pas de son lit depuis deux ans. Ça nous donnait le schéma conceptuel du mode d’opération. J’insistais beaucoup sur l’intervention de l’analyste pour produire des modifications, et comment l’interprétation modifiait le décours d’une trame signifiante. Je prêtais aussi beaucoup d’attention à l’entrée du patient dans le monde fantasmatique, c’est-à-dire là où la dimension temporelle va prendre une autre ampleur. Et on savait à quel moment il fallait s’arrêter, ne pas laisser le patient continuer dans sa voie associative : " Nous ne pouvons pas vous assurer une suite indéfinie, comme le mérite ce que vous venez de dire. Nous nous sommes déjà éloignés du problème initial pour lequel vous aviez frappé à la porte ". Je me souviens d’un cas d’Esthela Solano par rapport à un petit enfant , avec un rêve. Elle-même dit qu’elle a mis l’accent sur un côté et pas sur l’autre, parce que mettre l’accent sur l’autre côté aurait déclenché l’entrée dans la voie fantasmatique, à laquelle elle ne pouvait donner suite, étant donné la structure du CPCT.
On doit avoir emmagasiné 300 à 400 cas comme celui-là, cas écrits l’un après l’autre qu’il faudra un jour exploiter. Ça, c’est la scansion orientée de la clinique.
La première scansion se termine avec la première subvention. La seconde est la contre-expérience, qui a commencé quand ?
Un an et demi après. C’est vous-même qui m’aviez indiqué que le CPCT était une expérience, et qu’il fallait en faire la contre-expérience.
Combien de temps a duré la contre-expérience que vous avez faite ?
En principe, jusqu’à mon départ.
Quelle est la troisième scansion ?
C’est le développement d’Unités. Nous les avons créées en tenant compte de l’âge : adultes, ados, enfants. Mais pour moi, la scansion, c’est quand a été créée l’Unité Précarité.
Quand était-ce ?
Environ deux années après le début de l’expérience. On voyait beaucoup de patients se présenter dans un état de précarité en tant que telle : les "sans domicile fixe". Des associations nous adressaient des gens : tout ce que l’on avait offert de possibilité d’insertion avait été voué à l’échec. "Il y a donc un problème psychologique. Allez voir le psychanalyste.
Là, il y a eu un changement. L’idée était que le sujet était identifié à ce nom, à "être précaire", et qu’il fallait le désidentifier de cette position subjective dans laquelle il se complaisait. C’est là qu’il y a eu un moment d’inflexion au CPCT.
Je voulais faire d’autres unités de cet ordre, j’avais d’autres idées. J’avais été contacté vers la fin de mon mandat par des autorités, les ministères, des personnes de la DASS, de la DRAC, que j’étais allé voir de nombreuses fois pendant toutes ces années. Et, une fois, a été évoquée la question de l’obésité, qui devenait un problème de santé majeur : ces autorités voulaient avoir la proposition de l’analyse à ce sujet-là, parce qu’il y avait un certain échec des traitements jusqu’alors proposés. Pour certaines raisons, je n’ai pas pu mettre en place cette unité-là. Mais il y avait la possibilité de créer des Unités centrées sur le "s’identifier" à un nom, dans ce cas "obèse". Cette identification, il fallait la maintenir, et la travailler à partir d’une pratique très particulière.
C’est ce que je faisais dans mon travail auprès des toxicomanes. Je tenais à savoir pourquoi un sujet s’identifiait au "toxicomane"
Comme on dit : "la morale d’une fable." Donc, les Unités : il y a l’Unité enfants, l’Unité ados,…
Il y a eu la belle Unité Précarité. Après, en raison des circonstances, il y a eu l’Unité Dépression. Cette création avait un caractère politique. Donc, quatre Unités pendant mon mandat.
Et après ?
Il faut le demander à Fabien Grasser, le nouveau directeur : dernièrement, d’autres Unités ont été créées, par exemple l’Unité dite " Les causeuses ", pour les femmes battues. La création de ces Unités est un point d’inflexion, qui a provoqué une série de polémiques à l’intérieur du CPCT. Certains disaient : "On stigmatise le sujet", et je répondais : "Mais il est déjà stigmatisé, il faut l’en sortir". Rencontrer un psychanalyste, c’est ça : l’arracher à cette stigmatisation.
Avez-vous achevé votre présentation de la chronologie et de la conception du CPCT ?
Oui.
Alors, commençons une troisième partie.
Du CPCT à l’École
Le CPCT-Chabrol et les CPCT sont discutés, mis en débat. Cela a commencé avec la Conférence institutionnelle de l’École, qui s’est réunie à la mi-septembre, sur le thème choisi par le Bureau de l’École, "Notre École, notre psychanalyste"
Non, pas encore.
Que vous inspire ce débat ? qu’en retenez-vous ? qu’est-ce que vous en écartez ? quelles sont vos réactions, vos objections, vos réponses ? Quel est le regard que vous portez à la fois sur ces contributions et sur le CPCT ? Y a-t-il certains éléments qui vous paraissent dignes d’être pris en considération ?
À suivre