jeudi 23 octobre 2008

Entretien d'actualité n°11

Daniela Fernandez avec J.-A. Miller

ENTRETIENS D’ACTUALITÉ

11

publié 74, rue d’Assas à Paris 6ème par JAM

le mercredi 22 octobre 2008 (2)

J.-A. Miller – Vous m’avez dit que vous aviez une déclaration liminaire à faire.

Daniela Fernandez – Avant tout, je tiens à dire qu’il s’agit de mon expérience à moi au CPCT. Depuis cinq ans, je travaille au CPCT de la rue de Chabrol, c’est-à-dire depuis sa création, et j’ai donné beaucoup de temps, de libido, pour monter, avec beaucoup d’autres collègues, cette expérience. Je constate pour ma part que quelque chose n’est plus à sa place, et je constate aussi les effets de groupe qui agissent en moi. Par exemple, lors de la Conférence institutionnelle de l’École en septembre, dès que j’ai commencé à écouter les critiques sur le CPCT-Chabrol, j’étais comme poussée à défendre le CPCT. C’était une sorte de "Touche pas à mon CPCT" qui s’imposait. Les effets de groupe sont donc indéniables. Il me semble qu’il ne s’agit pas de défendre le CPCT, mais il ne s’agit pas non plus de l’attaquer. Il s’agirait plutôt d’essayer de comprendre ce qui s’est passé, comment on en est arrivé là.

Je suis d’accord.

Mais dans votre entretien avec Forbes, vous parlez d’un temps logique qui doit être collectif. Il me semble à moi que l’on ne peut pas s’épargner un temps solitaire, qui concerne la relation de chacun à la cause analytique. Là, on est seul, il n’y a pas de groupes, ni d’amis, ni d’engagement avec quelque chose d’autre. Donc, la place d’où je parle, c’est mon expérience à moi. Je parle de moi, de ce qui m’est arrivé.

Alors, que vous est-il arrivé au CPCT ?

Il y a d’abord un constat : tout est devenu clinique. Moi, au CPCT, je ne parle que de clinique. Lors des RIM, dans les groupes de contrôle clinique, lorsqu’on fait des conférences, lorsqu’on est invité, par exemple par les ACF, on ne parle que de clinique. Par exemple, il est très bien vu que les textes n’incluent pas de références théoriques ou des concepts lacaniens. On essaie de ne pas dire objet a, sinthome, forclusion du Nom-du-Père, parce que l’on pense toujours au public, et aussi parce que les textes sont devenus de plus en plus courts, parce qu’on n’inclut pas de théorie. On n’explique pas. La clinique, la pragmatique, c’est là où l’accent est mis. Il y a un effet de presqu’exclusivité clinique au détriment de notre intérêt pour la théorie. Je peux passer une année à faire un grand nombre de tâches, et je constate que je lis de moins en moins Lacan. Je ne travaille pas les textes fondamentaux.

Au bénéfice de quelles tâches ?

Un grand nombre de tâches qui sont nécessaires pour soutenir le fonctionnement du CPCT-Chabrol : assister aux nombreuses réunions, remplir un dossier de subvention, rencontrer des partenaires. On peut être appelé à faire des supervisions dans des institutions. Il y a aussi le séminaire de recherche, l’unité de formation où l’on peut être appelé à participer. Quoi d’autre encore ? Les statistiques, les rapports pour les subventions, les rapports d’activité, remplir les cartes cliniques pour chaque patient, les archives, la trésorerie, l’entretien du local, les comptes-rendus, le Journal de bord. Nous ne faisons pas tous tout, mais tout de même il y a un énorme dispositif.

Combien les jeunes consultants donnent-ils d’heures ?

C’est difficile à chiffrer.

Combien, vous, vous donnez d’heures ?

Déjà, pour recevoir des patients, je donnais cinq, six heures dans la semaine. Mais c’est difficile à mesurer, parce que c’est un travail que je fais chez moi face à l’ordinateur.

Combien d’heures le CPCT prend dans votre vie pendant une semaine?

Beaucoup. Les six heures du vendredi, deux, trois réunions par semaine le soir, et puis le travail que je peux faire pour écrire pour le CPCT.

Vous n’écrivez que pour le CPCT ?

Oui. La seule chose que je fais en dehors du CPCT, c’est la Journée de la Section clinique.

Par ailleurs, vous travaillez ?

Oui.

À votre cabinet et dans une institution ?

Oui.

Donc, le CPCT prend tout le reste de votre temps de travail ?

Oui. C’est une "pompe à libido", c’est indéniable.

Ça, c’est pour vous. Et les autres ?

Si on voit l’ampleur que le CPCT a prise, on peut supposer qu’il y a des gens qui donnent leur temps pour soutenir ça. Et ça devient de plus en plus important. Dès qu’on a un nouveau partenaire…

Dans l’idée que je me faisais au départ, on avait en effet à chercher des subventions pour faire vivre un CPCT de quinze consultants bénévoles, payer le loyer, le secrétariat. Et après, on n’avait plus besoin de chercher des subventions.

Oui, mais le problème, c’est qu’on a découvert que les subventions pérennes, ça n’existe plus. Elles sont limitées à une action, limitées dans le temps. Pour obtenir la subvention, il faut monter un projet autour d’une seule action, faire le budget prévisionnel, et tout ça prend du temps. Il y a des pièces administratives. Ensuite, il faut justifier que l’on a réalisé cette action. On ne peut pas demander de l’argent pour le fonctionnement de l’institution. Il faut sans cesse courir derrière les subventions, action par action.

Pour les renouveler ?

Non. La plupart ne sont pas renouvelables. Il faut trouver de nouvelles subventions. Ça fonctionne par appel d’offre. Par exemple, les partenaires disent : "Action pour combattre la consommation de cannabis", et il faut inventer un projet pour cette action précisément.

Ce sont donc eux qui dictent ?

Oui. C’est par appel d’offre. Ce n’est plus : on demande de l’argent pour notre centre qui accueille gratuitement des personnes. Cela demande donc un travail assez important.

Et ce travail-là, ce sont les jeunes consultants qui le font ?

Principalement. Au début, quand on a créé la commission des finances, en octobre 2003, nous étions trois, et aussi le directeur qui était dans tous les dossiers de demande de subvention. Ensuite, chaque unité…

Au départ, combien étiez-vous au CPCT ?

À peu près vingt.

Pendant combien de temps ?

D’avril à novembre 2003. En novembre, la première promotion de l’Atelier de psychanalyse appliquée arrive au CPCT. L’équipe stable d’avril venait juste de démarrer l’expérience. Donc, dix à quinze personnes en plus. Le principe était que ces personnes resteraient jusqu’à l’arrivée de la seconde promotion. Lorsque la deuxième promotion est arrivée, beaucoup de gens de la première sont partis, sauf qu’on a fait de nombreuses exceptions, parce qu’il y avait des gens dans des fonctions importantes, vitales pour le CPCT.

Les tâches proposées étaient bien différentes de celles que j’imaginais.

Mais comment faire pour que le CPCT continue ? Il fallait trouver des subventions, il fallait faire vite.

Mais il ne fallait pas se servir des étudiants pour ça, tout de même.

Mais qui l’aurait fait ?

Alors, le projet était impossible.

Ça, c’est possible.

Si vous me dites que le CPCT ne peut exister que si la jeunesse psychanalytique de Paris passe son temps à faire trois réunions institutionnelles par semaine et à chasser la subvention, alors c’est bien simple : le CPCT ne peut pas exister. C’est broyer la psychanalyse sous prétexte de la répandre. C’est enter – e.n.t.e.r. – le discours du maître au cœur de notre propre dispositif.

Il y avait chez nous tous un impératif que ça marche.

À tout prix ?

Oui, à tout prix. Mais on n’a pas vendu notre âme : chaque dossier de subvention était étudié, et on ne demandait pas de subventions n’importe où. S’il y avait une contrepartie qui engageait la psychanalyse d’une façon que l’on considérait comme mauvaise, on ne le faisait pas. On n’a pas fait n’importe quoi.

Comment avez-vous pu accepter de donner tant de temps chaque semaine à des tâches pareilles, au détriment de votre formation ?

Je voulais que ça marche. Je voulais continuer à travailler au CPCT, parce qu’il y avait le côté joyeux du travail. Et j’ai aussi beaucoup appris.

Qu’avez-vous appris ?

Les réunions et les groupes cliniques étaient pour moi un luxe : pouvoir discuter de la clinique deux, trois fois par semaine avec des collègues, et même avec des collègues du groupe A. Je n’avais jamais eu cette possibilité. Puis, en raison du temps limité du traitement, on devait justifier ce que l’on avait fait à chaque séance, on devait répondre de chaque intervention qu’on avait faite, tenter d’expliquer le ressort analytique de chaque opération. Ça, c’était génial. Le traitement devient un laboratoire où l’on doit répondre de ce que l’on fait. Tenter de saisir les signifiants majeurs du patient pour voir comment on peut agir sur la jouissance. Le CPCT m’a permis que ça devienne tellement clair dans ma tête.

Elle paie quoi, la subvention ?

Le salaire de la secrétaire, la femme de ménage, le loyer, et parfois des brochures pour faire connaître chaque unité. Il y a aussi la papeterie, les ordinateurs, etc. Et il y a aussi les honoraires. Là, il me semble qu’il y a un gros malentendu. J’ai entendu il y a peu dire à un jeune qui venait d’arriver de l’Atelier que l’on donnait des honoraires aux analystes qui travaillent le plus. Il ne s’agit pas de ça. Il faut dépenser l’argent des subventions. Cet argent ne peut pas être utilisé pour le fonctionnement du CPCT, pour payer le loyer par exemple. Dans le cas des certaines actions, on paye des honoraires aux psychologues, déclarés à l’URSSAF. Ce ne sont pas des sommes énormes, il me semble que personne ne gagnait beaucoup. Il faut faire sortir l’argent des subventions.

Si le CPCT était un secrétariat, et si les consultants recevaient les patients chez eux, ça changerait quelque chose ?

Je pense que de nombreux patients n’iraient pas dans un cabinet. Beaucoup disent qu’ils ne veulent pas voir un analyste. Certains ont vu parfois dix analystes, et disent que, pour eux, la psychanalyse, ça ne marche pas. Mais après qu’ils sont passés par le CPCT, ils changent éventuellement d’avis. Le CPCT est tout de même un Centre psychanalytique, mais quand un patient arrive en disant que l’analyse n’a pas fonctionné pour lui, on leur répond qu’on va essayer. Si on leur disait d’aller rencontrer quelqu’un dans un cabinet, beaucoup seraient découragés, même s’ils ne paient pas. Un cabinet, ça fait penser à un psychanalyste. Beaucoup ont des préjugés. L’institution, surtout en France, fonctionne très bien. Les patients font plus confiance parce que c’est gratuit et institutionnel.

Autre question : qu’est-ce que vous appelez exactement les "effets de groupe" ?

C’est déjà le fait de ne pas avoir appliqué la permutation. Au début, on avait besoin de beaucoup de monde. Et nous sommes restés trop de temps. Les personnes ont commencé à s’identifier à leur fonction. Et puis, par exemple, la présentation séance par séance a été généralisée. Au début, je trouvais cette idée géniale, mais on ne peut pas l’appliquer dans tous les cas. Ça, c’est un effet d’imitation : on met le pilote automatique, et on fait tous la présentation séance par séance. On fait la transcription des notes, presque littéralement, parfois les textes sont très longs…

Vous disiez que les textes étaient courts ?

Oui, les textes qu’on présente au public. Mais pour la RIM, par exemple, qui est plutôt un laboratoire, on commente le dialogue entre le clinicien et le patient. Même dans les Journées PIPOL ou celles de l’ECF, on a cet effet-là aujourd’hui : transcrire le dialogue, ce qu’on appelle " le style CPCT ".

C’est le degré zéro de l’élaboration.

On a ce risque-là. Il y a beaucoup de risques dont on doit se protéger. C’est une expérience si énorme, qui a pris une telle taille, que l’on perd le contrôle des choses.

Il y a 90 personnes qui se déplacent pour votre réunion institutionnelle mensuelle ?

Oui.

Il y a un esprit de corps au CPCT-Chabrol ?

Oui, je le pense. Dans une période où on se sent attaqué, comme ces jours-ci, on veut défendre le CPCT, et on ne supporte pas que l’on y touche, moi y compris. Il est difficile pour moi de mettre en question cette expérience.

Que mettez-vous en question finalement ?

Que tout est clinique. Avant, je lisais et j’étudiais beaucoup plus.

Ça a l’effet de tarir le goût de l’étude ?

Oui, on n’étudie plus.

Voilà ce que j’ai réussi…

Non. Je me souviens qu’au Congrès de Buenos Aires en 2000, vous aviez porté l’attention sur la psychanalyse appliquée. Il fallait le faire, on avait négligé ce versant-là. Je travaillais dans des institutions et je sentais que ma pratique était mineure. À la suite de ça, vous avez créé l’Atelier de psychanalyse appliquée, et quelque temps après le CPCT. Tout ça m’a servi à travailler autrement dans les institutions. Mais après huit années, on a mis trop le paquet sur la clinique, on en voit aujourd’hui les effets. C’est une oscillation. Le risque maintenant est de recommencer à l’envers : on va reporter l’attention sur la psychanalyse pure, et on dira que la psychanalyse appliquée, c’est n’importe quoi.

Non. Ce ne sera pas une oscillation mécanique, mais une avancée dialectique. Le fait est que, sous prétexte d’étendre le domaine de la psychanalyse en prenant en charge avec le CPCT ce qui se faisait dans les institutions, nous avons en fait ouvert la porte du Champ freudien au discours institutionnel, aux valeurs et aux normes socio-administratives. La passion pour la subvention a tout emporté. C’est ainsi que je traduis de ce que vous me dites.

C’est le risque dont il faut se protéger. Mais il y a l’enthousiasme des jeunes. C’est aussi parce que le CPCT est un lieu où on peut travailler, avoir des réunions cliniques. Il faut tout de même voir ce que c’est que de travailler aujourd’hui dans les institutions. Mais c’est au détriment de certaines choses, comme la lecture, qui me manque, et l’étude.

Les gens ne sont pas à la Section clinique, par ailleurs ?

La plupart ne va plus aux présentations de malades. On ne peut pas tout faire. La troisième promotion qui est arrivée de l’Atelier en novembre 2007 y va peut-être. Ceux qui à la Section clinique passent un DEA vont à leur séminaire de recherche. Mais pour les deux premières promotions, sauf à passer un diplôme, je ne crois pas qu’elles vont aux présentations ou aux séminaires. Moi, je ne vais à aucun séminaire.

Comment se fait-il que l’on ait fini par présenter la fonction de consultant au CPCT comme la voie royale de la formation analytique ? Comment a-t-on pu dire que c’était ça, la formation de l’analyste de l’avenir ? Comment a-t-on pu le croire ?

Jamais un nombre aussi importants de jeunes n’avaient pris la parole pour présenter des cas, dire des choses.

Dans votre génération, a-t-on cru ça ?

Oui, d’une certaine manière. Nous appartenons à une génération qui a pris la parole grâce au CPCT. Il y a eu ce sentiment d’appartenir à… je ne sais pas quoi.

Appartenir à une certaine élite.

Oui, sans doute. C’était déjà ainsi avec l’Atelier.

Pour l’Atelier, j’ai voulu ça.

Mais pour le CPCT, c’est pareil. Pour la toute première équipe, personne ne savait comment on avait été convoqué. Et mes collègues me demandaient comment j’étais entrée au CPCT. Tout le monde voulait en être.

Qu’est-ce que c’est que cette histoire de faire des "formations," des "supervisions" ? On se met au service d’autres institutions pour tourner la manivelle, c’est ça ? Ça n’a rien à voir avec le CPCT. C’est pour gagner de l’argent ?

Oui, parce que les subventions ne suffisent pas.

Qu’est-ce que c’est que ces "Journées formation" du CPCT trois fois par an ?

Ce sont trois Journées avec un thème distinct pour chacune.

Les gens payent pour venir ?

Les gens payent. Il y a un public : ce sont des éducateurs, des assistantes sociales, des psychologues.

Qu’est-ce que ça a à faire avec la mission du CPCT ?

La diffusion de la psychanalyse, les effets de la psychanalyse dans le discours social.

Est-ce fait aussi pour des raisons financières ?

On récolte de l’argent, oui.

Y a-t-il d’autres choses que vous voulez dire ? Le texte de Yasmine Grasser vous inspire quoi ?

En lisant son texte, je pense à la question des subventions, avec le risque de gérer le CPCT dans un sens commercial, comme une entreprise. Dès qu’on veut que la machine marche, on peut tomber dans ce travers. On est très affolé par les sous. Je ne suis pas convaincue que sans subventions, pas de CPCT, et pas de psychanalyse appliquée à la thérapeutique. Il faudrait revoir ça. Je n’y avais pas pensé avant de vous écouter, mais il pourrait peut-être exister un CPCT sans subventions.

Il vaudrait peut-être mieux, en effet, que l’École finance un très bon CPCT qui ne serait pas obligé d’aller chercher des subventions.

Oui, mais on était paniqué lorsque l’École a cessé de financer le CPCT, et il fallait trouver des moyens pour que l’expérience se poursuive.

Autre chose encore ?

Oui. Il faut nuancer tous les propos tenus sur le sujet supposé savoir au CPCT, le transfert au CPCT, parce que la plupart des patients, selon mon expérience, ce sont des sujets psychotiques très précaires au niveau des moyens symboliques. Un patient que j’ai reçu, le savoir supposé de l’inconscient le persécutait. Il y a plutôt une présence du corps de l’analyste, il n’y a pas la fonction de sujet supposé savoir.

Vous souhaitez donner une conclusion ?

Ce n’est pas la voie royale, mais cela peut être un des piliers de la formation, avec l’analyse et le contrôle individuel. Les cas auxquels j’ai eu affaire, même si je les avais étudiés dans le groupe clinique de contrôle, je les ai fait passer par mon contrôle individuel, et de nombreux collègues font de même. J’ai vu la différence. Il faut prendre le temps pour comprendre ce qui s’est passé, ne pas se précipiter à donner des réponses, et surtout ne pas attaquer les personnes ou l’expérience du CPCT, mais plutôt l’interpréter.

Propos recueillis le 16 octobre 2008