mardi 21 octobre 2008

Entretien d'actualité n°9

Francesca Biagi-Chai avec J.-A. Miller

ENTRETIENS D’ACTUALITÉ

9

publié 74, rue d’Assas à Paris 6ème par JAM

le mardi 21 octobre 2008

J.-A. Miller – Je vous en prie, commençons.

Francesca Biagi-Chai : – Je voudrais vous proposer de vous emmener, avec mes yeux à moi, dans ce que c’est que le CPCT.

On y va.

Je précise d’où je parle : je travaille au CPCT-Chabrol, j’y suis entrée un an et demi environ après la création, et je devais en septembre 2007 prendre en charge ce que l’on appelle les "rendez-vous de formation", mais j’ai dû abandonner parce que je suis devenue la Secrétaire de l’Ecole. Quelques mois après, Laure Naveau a repris le flambeau.

Allons-y.

Tout d’abord, un point sur l’utilisation du terme "psychanalyse" dans le nom "Centre psychanalytique de consultation et de traitement". J’ai accepté d’entrer au CPCT parce qu’il faisait exister le signifiant "psychanalyse" dans le monde. On peut donc dire : "Des psychanalystes reçoivent." Ceci n’implique pas la cure classique, mais bien la psychanalyse appliquée à la thérapeutique. De ce point de vue, le signifiant est fort, et à maintenir.

Le sigle est de moi.

Je ne le savais pas. Le cœur du CPCT, c’est ce que l’on appelle le CPCT général, c’est ce qui était là au départ.

Oui, si j’ai bien compris, quand le CPCT-Chabrol a commencé à avoir des antennes, des unités périphériques, on l’a appelé le "CPCT général", pour le distinguer de ses pseudopodes.

C’est de ce CPCT général dont je voudrais dire quelques mots, mais aussi du CPCT-ados et du CPCT-enfants, bien qu’ils aient avec le CPCT général des différences. Par exemple, il n’y a pas là séparation entre groupe A et groupe B, ce qui est fort juste, parce que les adolescents sont très difficiles à accrocher, et on ne peut pas leur dire : "Revenez, vous verrez quelqu’un d’autre la semaine prochaine". Mais la séparation groupe A/groupe B est fondamentale. Le groupe A est constitué de psychanalystes chevronnés, parce que l’on est confronté à des situations hallucinantes. J’ai moi-même souvent eu de tels cas, que j’ai rapportés en réunion clinique. Par exemple, une paranoïaque qui est arrivée avec son mari, qui était son objet à dépecer. Elle refusait absolument un entretien seule, je les ai donc vus tous les deux, ce qui a donné lieu à une discussion sur "les couples au CPCT", mais c’était quelque chose de conjoncturel. Autre exemple : j’ai été amenée à faire hospitaliser une jeune fille en état de mélancolie aiguë. Ces exemples montrent que le groupe A est fondamental. Il faut aller vite, et on a une responsabilité vis-à-vis de la société.

On a souvent reproché au CPCT d’être l’équivalent d’un CMP, c’est-à-dire d’un Centre médico-psychologique ou de consultation de psychiatrie. C’est vrai, on ne peut pas le nier. Le groupe A sert de filtre, parce que l’on reçoit le tout-venant. J’avais repris votre article sur les contre-indications à l’analyse, qui dit : il n’y a pas de contre-indication à être entendu par un analyste. Néanmoins, au niveau du groupe A, il y a des personnes que l’on arrête tout de suite, on ne les passera pas au traitement. J’ai un cas très drôle, qui montre qu’il fallait traiter la parole comme un objet, non pas comme quelque chose qui se déviderait à l’infini.

Les "groupes de contrôle"

Il est important de parler également de ce qu’on a appelé les "groupes de contrôle", qui sont pris dans la logique de la responsabilité que nous avons. Au cours du traitement sur quatre mois, qui s’engage après la consultation avec l’analyste du groupe A, un point se dégage que le sujet a envie de démêler. Ce point, nous l’abordons d’une manière qui n’est pas la manière habituelle, on ne lui donne pas des réponses toutes faites, il va y être impliqué comme sujet. Voilà en quoi ce que nous faisons est analytique.

On a un succès énorme, parce qu’on est les seuls à avoir une idée du réel, d’une structure particulière de la faille. On est donc les seuls à ne pas engager les patients dans une métonymie infinie. Mais pour le faire comme il faut, les groupes de contrôle sont importants. Par exemple, une surprise survient au milieu du déroulement du traitement, et l’analyste en formation ne sait pas bien la traiter : on l’aide à s’en dégager.

Et puis, surtout, le problème, c’est la fin du traitement. On ne va pas dire au revoir au sujet, sans se préoccuper de ce que cela va engager pour lui, des conséquences, peut-être d’un laisser-tomber. Ce qui est donc travaillé dans les groupes de contrôle, c’est essentiellement comment finir le traitement avec quelqu’un – que ça s’arrête en sachant que l’on va l’accompagner au-delà. C’est un thème que j’ai beaucoup défendu dans le CPCT : qu’il y ait un réseau autour, pour que la personne puisse ensuite aller voir un psychiatre, une institution, etc., parce que ça ne se coupe pas comme ça nettement.

Voilà le sens de ce qu’on appelle les groupes de contrôle.

Groupes qui se font…

… qui se font avec un analyste du groupe A et trois, quatre ou cinq analystes du groupe B, qui parlent du traitement qu’ils ont en cours. À vrai dire, ça a donné des effets : certains analystes du groupe B ont pris des contrôles ailleurs, pour eux-mêmes.

Les "analystes en formation" devenus formateurs

Vous les appelez "analystes" ?

Je les appelle "analystes", ou "analystes en formation". Je n’ai pas envie que l’on fasse un clivage interne. Je dis "analystes en formation" : ils sont jeunes, il y a la structure du groupe A et du groupe B, mais ça reste l’orientation analytique, un certain rapport au réel et à la parole.

Oui, mais qui sélectionne ceux qui entrent comme "analystes en formation" au CPCT ? Puisque vous m’expliquez la structure du CPCT, dîtes-moi quelle instance a cette responsabilité-là.

Je sais que les analystes en formation viennent de l’Atelier de psychanalyse appliquée. Ce n’est peut-être pas le cas de tous. Ils peuvent être entrés par une autre voie que je ne connais pas.

Ah, mais les responsables de l’Atelier de psychanalyse appliquée ne sont pas chargés de sélectionner des "analystes en formation", mais des étudiants. Tout ce qui est prévu, c’est qu’après deux années à l’Atelier, ces étudiants soient invités à faire un stage clinique, notamment au CPCT. Il se trouve que ces stagiaires, m’a-t-on dit, ont tendance à rester sur place. Loin de permuter au bout d’un an ou deux, un bon nombre s’installent à demeure au CPCT. Est-ce cela qui a faussé le système ?

Ce qui a faussé le système, je vais vous le dire. Ce n’est pas la question des "analystes en formation", en tant qu’ils sont eux-mêmes en formation. C’est que, étant en formation, ils deviennent parfois formateurs. Et là, on rejoint la question des subventions. Pour obtenir de l’argent, et parce que nous sommes bons – c’est inimaginable ce que la clinique lacanienne a d’efficacité – on s’est retrouvé à aller dans des écoles, à se rendre à différents endroits.

Qui se rend ?

Une personne, un petit groupe de formateurs.

Un petit groupe ou une personne ?

C’est variable, plusieurs personnes….

Ensemble ?

Je ne sais pas.

Il y a une personne ou un groupe de personnes qui se rendent dans d’autres institutions…

Dans d’autres lieux.

Par exemple ?

Dans une école, ou bien, par exemple, à la Protection judiciaire de la jeunesse.

Et alors, là ?

Et là, ils supervisent. Ils discutent avec des travailleurs sociaux. Des analystes en formation devenus eux-mêmes formateurs, c’est un point de rebroussement. Là, le CPCT, finalement, devient sphérique. Il fait aussi le grand écart entre ce point de rebroussement et un recueil pointu de données qui s’est appelé "la contre-expérience". Cette contre-expérience avait quelque chose d’agalmatique : on y a fait l’étude de ce qui se passait au CPCT, séance par séance, et pour un temps fixé de 16 séances. La critique que je pourrais faire, c’est que cela mettait quelque chose de pointu à l’intérieur du CPCT, et non pas entre le CPCT et l’École, c'est-à-dire en discussion avec un analyste qui n’appartient pas au CPCT. C’est en cela que ce n’était pas ouvert à l’École. On a un grand écart entre des analystes en formation qui forment – ça se ferme – et, de l’autre côté, quelque chose de pointu. Et donc, la boucle est bouclée, ça se referme l’un sur l’autre. Il y a à ajouter à cela les "rendez-vous de formation".

Les "rendez-vous de formation"

Qu’est-ce que c’est que ça ?

Les "rendez-vous de formation", ce sont trois après-midi de formation que propose le CPCT. Il le propose parce qu’on le lui a demandé.

On lui a demandé quoi exactement ?

On a demandé à s’inscrire à des après-midi où on parle de clinique, où les membres du CPCT exposent des cas.

Ils font des petits topos cliniques ? Et on leur demande de faire ça pour apprendre au public à faire pareil ?

Voilà.

Normalement, les gens qui exposent sont des gens en analyse. Ceux qui les écoutent, pas forcément. Mais ils sont censés pouvoir faire la même chose.

En effet. On ne mesure pas ça. Il y a là un point aveugle, ce que j’appelle le point de rebroussement.

Si je comprends bien, ce que nous faisons est transmis sous une forme qui l’ampute de l’expérience analytique du thérapeute, expérience qui est pourtant le support du traitement. En ce point précis, on largue l’analyse, semble-t-il, pour la mécanique clinique.

Voilà. J’ai eu trois réunions avec les personnes qui devaient organiser avec moi ces rendez-vous de formation, et j’ai proposé, parce que je ne pouvais pas supporter que l’on présente des cas lisses à un auditoire-éponge, la lecture d’un texte de Lacan. Mais je n’ai pas pu le faire, puisque j’ai arrêté. Les personnes présentes étaient satisfaites de cette idée, j’ai même eu l’impression qu’elles étaient soulagées.

Quand avez-vous fait cette proposition ?

En septembre 2007.

Le bain du bébé

À votre avis, faut-il jeter le bébé avec l’eau du bain, comme parfois il faut le faire ? Ou bien peut-on laver le bébé, et laisser l’eau sale s’évacuer ?

Faut-il jeter le bébé avec l’eau du bain ? Alors là, pas du tout ! Le CPCT appartient à l’avenir de la psychanalyse. Je dirai plutôt que le petit coup de bistouri que vous avez donné lors de la Conférence institutionnelle, qui a été votre instant de voir, a ouvert la transformation de la sphère en tore. À l’époque où nous n’avons que des affrontements, pour ou contre, qu’une pensée binaire…

Vous êtes injuste. Il y a des gens plutôt pour, ou plutôt contre, ceci ou cela, mais tout le monde est nuancé.

Je ne parle pas du CPCT, mais du malaise dans la civilisation. Par rapport au malaise dans la civilisation, ce que la psychanalyse peut faire valoir, c’est une pensée beaucoup plus topologique, que l’on fasse le tour des choses.

C’est bien joli, la pensée topologique, mais si ça veut dire que le oui passe insensiblement dans le non, et le non dans le oui, ça porte un nom en topologie : on dit qu’une surface où se produit un phénomène de ce genre n’est pas orientable. Faire joujou à dire à la fois oui et non, c’est le miroir aux alouettes, c’est un facteur de désorientation. Lacan disait tout au contraire, et c’est là-dessus qu’il termine la seule leçon qu’il a donnée du Séminaire des Noms-du-Père : "Je ne vous ai jamais donné matière à penser qu’il n’y avait pas pour moi de différence entre le oui et le non."

Ça, c’est autre chose. Quand la topologie s’incarne, la personne, elle, à un moment donné, rencontre une limite, elle peut dire oui ou non. Vous me dîtes : "Devons-nous jeter le bébé avec l’eau du bain ?", je vous ai répondu :"Non". À l’intérieur de ça, la manière dont on va le faire connaître, dont on peut le remodeler, peut entrer dans quelque chose qui fait jouer le bord, la nuance.

Dernières questions et une hypothèse

Y a-t-il encore des points que vous désiriez aborder ?

Oui, l’entrée en réseau, c’est-à-dire l’après-CPCT. Pour les personnes que l’on accompagne au-delà du CPCT, il y a tout un réseau à avoir, d’institutions, de médecins psychiatres qui résistent au malaise. Et puis les groupes, groupe-dépression, etc., identifiés à partir des signifiants-maîtres de la civilisation, du discours du maître : j’ai dit, à l’occasion d’une réunion, que je préférais que l’on dise que la psychanalyse s’adresse à qui veut ; l’obésité, la maigreur, etc., la liste pourrait être infinie, mais qu’à l’intérieur du CPCT, on ne fasse pas nécessairement des groupes concernant chaque S1, parce que l’on risque peut-être de se disperser.

C’est ce que les Italiens appellent le mono-symptomatique. Le mono-symptomatique, ce n’est jamais que le reflet d’un signifiant-maître du discours social.

C’est en effet ce que j’avais dit en Italie à cette époque-là. Ce qui n’empêche pas que l’on puisse organiser une journée d’études sur la boulimie. Une journée d’études, ce n’est pas la même chose qu’un groupe. Mais le plus important à maintenir, ce sont les effets qui se produisent par le rapport que nous avons au réel, par rapport à la parole du sujet, ce que nous lui permettons de saisir et de développer.

Mais il s’en va au bout de trois mois.

Oui, mais avec quelque chose qui creuse son chemin dans la société. Il y a par exemple des personnes qui sont parties et qui, au bout de deux mois, appellent un analyste : du fait d’avoir rencontré la psychanalyse au CPCT, quelque chose n’est plus comme avant. Ils sont nos meilleurs ambassadeurs. C’est par là que ça passe.

Une autre question : êtes-vous allée chercher des subventions, vous ?

Non.

Jamais. Mais les jeunes y vont. Les jeunes du CPCT, dont les stagiaires de l’Atelier, je croyais qu’ils ne faisaient que recevoir des patients. Or, ils sont aussi employés à la chasse aux subventions, et à faire des supervisions dans des institutions. Que pensez-vous de ça ?

Je dirais que le point de rebroussement dont je parlais se situe au niveau des "analystes en formation" formateurs, ou qui vont chercher des subventions. C’est la même chose. C’est là que ça se boucle.

Ils sont formateurs et aussi démarcheurs. Quel est votre point de vue là-dessus ?

Il faut repenser la question des subventions, peut-être ne pas aller les chercher de cette façon.

Peut-être ne pas aller les chercher du tout. On pourrait dire : si nous voulons un CPCT, si l’idée de CPCT est si importante pour l’avenir de la psychanalyse, eh bien finançons les CPCT, et arrêtons de mettre au poste de commandement la chasse aux subventions.

Tout à fait.

Ça changerait complètement l’atmosphère. Et si, en plus, il y avait de temps en temps des subventions, elles seraient les bienvenues.

Tout à fait d’accord.

C’est une hypothèse.

Effectivement, c’est la meilleure hypothèse, parce que, à ce moment-là, tous les effets vraiment remarquables, dont on n’a pas encore tiré toute la substantifique moelle – par exemple, quand les patients partent en sachant ce qu’est la psychanalyse, et pas n’importe laquelle – eh bien, ils n’auraient plus qu’à se développer.

Propos recueillis le 17 octobre 2008