mardi 16 décembre 2008

Entretiens d'actualité n°33

Jacques-Alain Miller : Du désir d'insertion, et autres thèmes

ENTRETIENS D'ACTUALITÉ

33

le mardi 16 décembre 2008

diffusé sur ecf-messager & archivé sur forumpsy.org

EDITORIAL

Ces propos improvisés au cours d'une discussion à Barcelone ont été diffusés en espagnol. Leur diffusion en français n'était pas prévue. Mais comme une traduction en a été faite à l'initiative d'une collègue, Pascale Fari, je la communique ici. Les Entretiens d'actualité interrompront leur parution à la fin de cette semaine pour la période des fêtes ; reprise à la mi-janvier. - JAM

Philippe De Georges :

Kretschmer, un incontournable de la clinique des psychoses

Demain à 21h30 au local de l'Ecole, sous la présidence de J.-A. Miller, Ph. De Georges présentera l'œuvre de Kretschmer, et la description minutieuse d'une forme de paranoïa qu'il désigne comme le délire sensitif de relation. Le style qui le distingue des autres grands psychiatres s'exprime dans une phrase décisive : " Strictement parlant, il n'existe pas de paranoïa, mais bien des paranoïaques ". Nous verrons l'actualité de son apport à la clinique, à travers la mise en jeu d'un Autre méchant qui mobilise le regard et la voix, sur fond d'échec humiliant, de dépression et d'asthénie coupable.

JAM :

Interventions à Barcelone, le 7 novembre 2008, traduites de l'espagnol

I

L'anecdote que Mercedes de Francisco a rapportée à propos du pain me rappelle un récit de Ray Bradbury – Vicente Palomera le connaît certainement. L'histoire est projetée dans le futur. Tout le monde calcule avec des ordinateurs, des machines, et l'on a déjà complètement oublié l'ancienne manière de calculer. À un moment donné, au ministère de la Défense des États-Unis ou au Pentagone – quelque chose comme ça… –, quelqu'un arrive en disant qu'une découverte extraordinaire vient d'être faite : on peut calculer avec un papier et un crayon, et cela ne coûte rien. C'est comme ça que je m'en souviens.

Le sentiment que nous avons perdu un savoir ancien et fondamental en le sacrifiant à l'automatisme, à la machine, à la technique, c'est la même chose que l'histoire du pain. Si cela fait écho en nous, c'est que nous ne pouvons pas méconnaître que nous sommes en train de faire l'expérience d'une certaine standardisation – à laquelle nous procédons nous-mêmes – de notre manière d'opérer.

Dans les premiers temps, les analystes apparaissaient comme d'inquiétants sorciers, qui seuls savaient comment s'y prendre. Puis ce savoir-faire s'est répandu, jusqu'à ce que Lacan vienne et en donne les clés fondamentales. Tous ses collègues disaient : "Il ne faut pas dire cela au grand public, ça doit rester entre nous." Lui, il bradait la marchandise, il la donnait même, sans la monnayer, à tous ceux qui venaient à son Séminaire. Après, c'est nous qui sommes venus mettre cela en ordre. Ceux de ma génération – dont certains sont ici présents –, nous avons réordonné les instruments qu'il nous avait laissés. Ce que Lacan avait inventé pas à pas, nous l'avons appréhendé dans son ensemble, nous avons accroché les instruments à leur place, comme on le fait sur un panneau mural de bricolage – la perceuse Black et Decker, la scie, le marteau… Nous sommes maintenant à un autre moment historique, où nous passons à la standardisation de masse. Et les Cpct sont le véhicule de cette standardisation de masse, et de l'usage rapide de ces instruments. Nous devons réfléchir à ce qui est en train de se produire.

Le thème "insertion / dés-insertion" est fait pour cela. Nous pouvons dire, me semble-t-il, que le désir d'insertion est, chez l'être parlant, un désir fondamental. L'être parlant désire s'insérer. Ce que Lacan a appelé le discours de l'Autre – et qui est immédiatement entré dans la psychanalyse en termes de schéma de la communication, d'échange de messages, d'inversion du message… – nous indique en quoi le social est radical : il est la racine. Tel est le sens du titre de Freud, Psychologie des foules et analyse du moi, qui indique que le social est déjà constitué dans la relation analytique. Nous le savons, un désir de dés-insertion chez un sujet, cela peut aller jusqu'au suicide social, ou au suicide tout court.

Deux versants de l'insertion ressortent en effet de cette phrase du Séminaire XVII qui vient d'être commentée par Hebe Tizio et reprise par Miquel Bassols. D'un côté, l'insertion en tant qu'identification. Le sujet s'identifie au S1 ; d'une certaine manière, il meurt dans cette identification : il se fait représenter par un signifiant rigide, c'est en quelque sorte mourir pour être représenté. C'est le mot comme "meurtre de la chose". De l'autre côté, l'insertion en tant que nouvelle vie, lorsque le S2 émerge : renaissance du sujet, et production de l'objet. À mon avis, dans cette phrase, Lacan distingue aliénation et séparation. Il faut le S2, le signifiant du savoir pour faire renaître le sujet. C'est ainsi que le fameux objet a se détache du corps. Dans son écrit "Position de l'inconscient…", commentant le terme séparation, Lacan dit que le sujet désire être pars, être partie, et que ce désir d'être partie, d'appartenir à un tout, a à voir avec l'objet.

" Être partie ", " appartenir ", la clinique nous montre à quel point c'est pour important pour chacun. Quand un sujet perd son appartenance à un groupe, à une association, à une hiérarchie, à un poste de travail, à une entreprise, il s'ensuit régulièrement des effets pathologiques – et ce, même si ce sujet se plaignait de ses conditions de travail. Car cela va bien au-delà du fait de perdre l'argent, le statut, le prestige… Ça touche à l'être, ça touche à l'objet a. D'autres phénomènes en attestent : ainsi, à Paris, des jeunes me décrivent leur plaisir d'être au Cpct, qui est comme une famille, un groupe si confortable, etc. Je peux le comprendre, ce plaisir. Mais c'est bien le problème, parce que dans la psychanalyse chacun est confronté à sa solitude, à son manque, à sa misère… C'est ce qui produit un appel au confort groupal. Toute la question est alors de savoir si nous devons mettre en marche des appareils de contre-solitude, d'appartenance. Lacan pensait que non.

L'École freudienne de Paris était un lieu qui ne fonctionnait pas, qui n'avait pas d'intérieur, l'Assemblée générale annuelle durait quinze minutes, on ne comprenait rien au discours du Secrétaire, il n'y avait aucun document écrit… Lacan demandait : "Y a-t-il des questions ?" Il y avait généralement un ou deux sujets hystériques qui voulaient recevoir un coup sur la tête de la part de Lacan, puis ç'en était terminé. Il n'y avait pas de place pour les plaintes. C'était une bonne période pour la psychanalyse. C'était l'époque durant laquelle Lacan construisait son enseignement, et il y avait beaucoup de gens qui travaillaient Freud. Comme aujourd'hui, ils étaient dans des institutions, mais l'on considérait alors que la question des institutions ne devait pas être posée dans l'École. Au sein de celles-ci, c'était le régime du maître, mais quand on venait à l'École, on pouvait respirer un autre air, et – c'était ça l'important –, se former comme analyste, respirer l'atmosphère du discours analytique. Moyennant quoi, les gens pouvaient se soigner du malaise qu'ils ressentaient dans les institutions.

Nous, on a fait autre chose, les temps sont autres. Mais si, sous prétexte de diffuser la psychanalyse au dehors, nous faisons entrer l'atmosphère du dehors à l'intérieur, si nous nous mettons nous-mêmes à croire ce que nous racontons à l'extérieur – que nous sommes efficaces, que nous sommes la crème, des excellents professionnels, que nous obtenons des effets thérapeutiques tellement rapides qu'ils nous stupéfient nous-mêmes – si nous nous engageons dans un narcissisme aussi débordant, nous continuerons à dire que nous sommes des psychanalystes tout en étant peut-être déjà en train de nous transformer en autre chose, comme dans la pièce de Ionesco, Rhinocéros. Bon, c'est un danger. Je pense qu'il faut le prendre en compte.

Par rapport au thème de la dés-insertion, il faut penser la question du lieu, la place, le site. Dans la conférence qu'il a prononcée sur son enseignement, Lacan commence par le concept de place. C'est une notion qui confine au concept d'espace, d'espace métrique. La place qu'on a par rapport à celle des autres, c'est très important pour tout un chacun. Lorsque se produit un changement dans le rapport des places, on sait les troubles que cela peut produire chez un sujet, par exemple lorsqu'il voit ceux de sa propre génération avancer plus vite dans une hiérarchie. Rien que de très quotidien, mais qui n'en revêt pas moins un sens fondamental.

Lors de la rencontre de Barcelone en juillet prochain, le thème de la dés-insertion doit aussi prendre en compte la dés-insertion de l'analyste, à savoir : dans quelle mesure l'analyste doit-il s'insérer dans le discours de l'Autre, ou s'en dés-insérer, et en quel sens ? Si la position de Lacan n'a jamais été favorable à l'illusion de l'extraterritorialité, il parlait cependant de l'École comme d'une base d'opération contre le malaise de la civilisation. Autrement dit, comment se maintenir à contre-courant des valeurs dominantes, sans être écrasés par elles ? Il y a lieu d'élaborer notre position, puisque la pression sociale sur la psychanalyse est bien plus forte qu'auparavant.

Avant, les politiques ne se préoccupaient pas de la psychanalyse, sauf pour leur famille ou leurs perturbations personnelles ; mais non pas en tant que problème politique. Maintenant, le psy est un problème politique, administratif et social. Nous sommes dans une situation historique inédite d'où il résulte qu'il est plus difficile de penser notre position. D'une certaine manière, nous sommes exilés de l'intérieur, et condamnés à ruser avec les pouvoirs en place. Eux, ils s'appellent (ou nous proposent de les appeler) les partenaires. Nous, nous considérons que ce sont des agents du discours du maître, même s'il n'est pas possible de les nommer ainsi lorsque nous discutons avec eux. Mais entre nous, il est d'autant plus important de nous en souvenir. Diffuser la psychanalyse à l'extérieur peut très vite devenir : ouvrir les portes de nos bases d'opérations pour y faire entrer les agents du discours du maître. Lorsque cela se produit, à mon avis, ça ne va pas. Ces contacts doivent se faire au dehors, il n'y a pas à les transporter à l'intérieur.

Comment élaborer l'extimité analytique dans la société contemporaine ? Je ne crois pas que ce que ce soit impossible. Certains critères permettent de dire "ça, ça va" et "ça, ça ne va pas". Cette élaboration doit être provoquée, et aussi nourrie par beaucoup d'apports. Il n'y a pas de solution dans les livres, pas de formule chez Freud ou Lacan, car ce n'était pas le problème de leur époque. C'est un problème d'aujourd'hui, un problème récent. Ce n'était pas un problème en 1980, ç'en est un en 2008. C'est passionnant, et cela nécessite du courage, celui dont a témoigné Mercedes de Francisco : prendre des positions fortes dans les débats, ne pas laisser les choses sous la table. Voilà ce que nous devons faire.

Nous n'en sommes qu'au début de ce siècle et aux prémices de cette question. Il ne s'agit plus du vieux débat sociopolitique que nous connaissions bien, c'est une chose de ce siècle. Un tournant s'est produit, avec l'Europe, avec le souci de réglementer le titre de psychothérapeute. Tout cela est récent, et nous ne sommes qu'au début d'une longue trajectoire. Nous avons la liberté de discuter énergiquement entre nous, afin de produire une Aufhebung de notre position. Voilà, selon moi, ce dont il s'agit avec PIPOL 4 : il s'agit bien de psychanalyse appliquée, mais de psychanalyse appliquée à la psychanalyse elle-même.

II

Je parlerai sans ambages. C'est, me semble-t-il, nécessaire pour un débat qui soit productif.

Mon intervention a provoqué un certain effet dépressif. Je l'assume avec plaisir, car j'avais perçu une Cpct-manie dans le Champ freudien. C'était comme si tout le Champ freudien allait se reconfigurer à partir du concept, de l'idéologie et de la pratique du Cpct. Cette découverte m'a stupéfié, je l'avoue. Je n'avais pas perçu cela. Ou bien, peut-être avais-je perçu certaines choses sans vouloir les savoir – jusqu'à produire des oublis symptomatiques - dont j'ai dit que je vous ferai partager l'analyse, mais je ne le ferai pas maintenant, ce ne serait pas agréable aux personnes concernées.

Si je n'étais pas intervenu aux dernières Journées de l'École de la Cause freudienne – et je l'ai fait par une suite d'effets contingents –, si je n'avais pas commencé les Entretiens d'actualité, si je n'étais pas venu aujourd'hui à Barcelone, j'estime qu'il en irait très différemment : la Cpct-manie aurait continué. Or, pour sauvegarder le meilleur de notre expérience, nous devons abandonner la Cpct-manie sans nous engluer pour autant dans la Cpct-dépression.

Dans mon idée, dans le désir qui était le mien pour le Cpct – tel que je l'ai moi-même poétiquement baptisé, C.p.c.t., avec assonance –, il s'agissait d'une expérience limitée. Parce qu'elle était dangereuse, parce que c'était une expérience qui comportait un poison. Je l'avais conçue comme une ingestion de poison à dose homéopathique. Et ce poison a tellement plu qu'il s'en boit aujourd'hui des bouteilles et des bouteilles dans le Champ freudien et dans le monde entier. " Un excellent poison, un poison de première qualité… ! " L'expérience Cpct se poursuit depuis cinq ou six ans à Paris, quatre à Barcelone, deux ans ailleurs. Qu'est-ce ? - en comparaison du XXIème siècle. Les premiers pas du bébé… Nous sommes en train de préparer l'avenir.

Cette expérience s'est faits partout, avec une amplitude maximale. Si nous avions continué à la mener à petite échelle, nous aurions perçu quelques dangers, et commencé d'élaborer des réponses. Mais ça, c'est l'idéal, ça ne s'est pas passé comme ça – et ce, certainement pour des raisons fondamentales. C'était comme une ébauche de réconciliation du discours analytique avec la société, avec le discours du maître. Le résultat a été fulgurant. Ce débordement fait partie de l'expérience. C'est une expérience qui était à se déborder elle-même.

Andres Borderías s'est référé à juste titre à ce que dit Lacan dans la "Direction de la cure…" : avec de l'offre, nous avons créé de la demande. Bon. Mais qu'y a-t-il ensuite ? Avec son offre, le psychanalyste crée la demande du sujet, mais il n'y répond pas. Tout l'enjeu est en effet ne pas répondre à la demande créée, à la demande de l'Autre social. Si l'analyste ne répond pas à la demande du sujet, je considère évidemment qu'il ne répond pas non plus à celle de l'Autre social ; il doit répondre à côté de ladite demande. Répondre à la demande de l'Autre social produit les Cpct tels que nous les voyons, qui croissent, sans limite. À l'heure actuelle, pour l'instant, ce sont les membres et ceux qui sont en formation dans l'École qui travaillent dans les Cpct, mais nous devrions sous peu nous mettre à former rapidement des gens pour y travailler, afin de répondre à cette demande croissante. Telle est la logique.

Refuser la demande de l'Autre social, ou l'interpréter sans y répondre directement, me semble plus raisonnable. Faute de quoi, ce n'est pas de la psychanalyse appliquée à la thérapeutique, c'est de l'assistance sociale d'orientation lacanienne. Or, comme l'assistance sociale d'orientation lacanienne n'existe pas, c'est de l'assistance sociale à prétention lacanienne.

Il est urgent, je pense, de ne pas croître davantage, de stopper cette croissance. Nous sommes totalement dans le registre oral. S'agit-il de bouffer l'Autre, ou bien est-ce l'Autre qui nous dévore ? Je ne sais pas. J'ai l'impression que c'est la même chose : nous dévorons ce qu'il nous donne, les subventions dont il nous allaite, tout en étant dévorés par lui – comme le décrivait Esthela Solano lors de la dernière conférence institutionnelle de l'École de la Cause freudienne. Elle, engagée dans cette expérience depuis le départ, nous a dit que, dans le Cpct de Paris, quelque chose nous déborde et nous bouffe. Nous n'en sommes pas encore là en Espagne, mais tous les signes indiquent que nous y allons si nous ne prenons pas un temps de réflexion.

Ce que je dis n'a rien de définitif, je suis ouvert à la controverse, à la réfutation, je ne connais pas suffisamment encore la situation dans ses détails, j'espère pouvoir le faire avec les chiffres. Je me suis déjà trompé par le passé, sans doute me trompé-je maintenant sur certains points, et je me tromperai encore à l'avenir. Je n'ai pas d'orgueil qui m'empêche de le dire. Je souhaite une discussion, mais je ne peux cacher le sentiment d'urgence qui m'anime.

Cela n'a pas seulement été une expérience sur le social, cela a été une expérience sur le désir de l'analyste. Une expérience sur la question de savoir si le désir de l'analyste est suffisamment fort pour que l'on perçoive que certaines choses ne se font pas dans une École de psychanalyse ou dans ses entours. Et je considère que le désir de l'analyste connaît une certaine faiblesse parmi nous.

Ce vocabulaire du "partenaire", je ne peux pas le supporter parmi nous. Après des années d'enseignement de Lacan, avec ce qu'il nous dit du discours du maître, nous voilà à tu et à toi avec les municipalités, les conseils régionaux, les ministres, et nous disons tout le temps : " merci ". Devoir nous défendre, c'est une chose, mais maintenant, entre nous, installer le discours du maître, après tant d'années… C'est quelque chose que je ne comprends pas - et que vous allez m'aider à comprendre.

Peut-être est-ce un phénomène générationnel ? Je suis d'une ancienne génération, qui a été gauchiste. Aujourd'hui, le monde pense autrement. Je suis disposé à l'envisager, je suis prêt à l'accepter. Mais le problème ne disparaîtra pas pour autant.

À suivre

Transcription : Elvira Guilañá. Établissement du texte : Miquel Bassols.

Traduction : Pascale Fari, Nathalie Georges et Ricardo Schabelman.

PUBLIÉ 74 RUE D'ASSAS À PARIS 6è PAR JAM