dimanche 14 décembre 2008

Entretiens d'actualités n°30

Dominique Miller, Pierre Naveau :

À propos de l’École de la Cause freudienne

Nathalie Seban : Hiatus à Antibes

ENTRETIENS D’ACTUALITÉ

30

le jeudi 11 décembre 2008

diffusé sur ecf-messager & archivé sur forumpsy.org

PIERRE NAVEAU : L’ECF, 1998-2008 : la coupure de 2008

I

C’était il y a dix ans. Barcelone, 1998. L’École est alors le théâtre d’une crise. Cette embrouille a été engendrée par la cristallisation d’un effet de groupe, et a pris une forme symptomatique à l’occasion d’une tentative de regroupement hostile autour d’une ex-collègue. L’enjeu était : Tricher ou ne pas tricher – avec l’énonciation. La "forclusion" d’un dire1 était en cause.

2000. Les ACF exercent une pression trop forte sur l’École à travers la dite "passe à l’entrée". D’où un renversement dialectique. La passe à l’entrée est suspendue. Une rectification de la position du sujet-École est ainsi opérée, afin que l’École ne s’empêtre pas et puisse, à son pas, reprendre son chemin.

II

À mi-parcours, un moment tournant, le 8 octobre 2003. Un amendement est voté, à l’unanimité, par l’Assemblée nationale qui réglemente l’usage du titre de psychothérapeute. L’École, par la voix de J.-A. M., est la première à s’insurger et en appelle à l’opinion éclairée. L’acte de J.-A. M. s’est alors articulé au "joint"2 où Lacan situe l’incidence politique de la psychanalyse.

2004. Un rapport de l’INSERM, plutôt sans-gêne, donne l’avantage aux thérapies cognitivo-comportementales sur les thérapies par la parole. Le processus de ravalement de la parole est en marche.

2005. Un autre rapport de l’INSERM, certes méchant, enquête sur l’agressivité de l’enfant, part à la recherche du père sévère et prône l’intimidation autoritaire.

Il faut alors affronter l’AERES et l’impératif de l’évaluation. Les multiples forums ont donné à l’École une fonction de point d’appui dans le champ psy. Son exigence est la référence. L’École est reconnue d’utilité publique en 2006.

Juin-juillet 2008. Un projet d’arrêté, qualifié de "scélérat" par J.-A. M., s’en prend, de façon retorse, à la psychanalyse. La réplique, sous la forme de LNA n° 9, est immédiate et efficace.

III

13 septembre 2008. Temps subtil de l’insight. La promotion de la PAT3, lancée en 2001, risque de faire glisser la pratique de la psychanalyse vers une psychothérapie qui se soumettrait à la demande de l’Autre et manierait la suggestion. Cette glissade ne serait-elle pas alors un acte manqué ? L’École doit se garder de cette dérobade qui consiste à n’en rien vouloir savoir de ce qu’elle soit aux prises avec la querelle des discours4.

Coupure, donc. Nouveau renversement dialectique. Le tranchant de l’envers est restauré. Entre l’analyste et le maître, il y a un hiatus, c’est-à-dire un désaccord. Le DA est l’envers du DM. La PP5 doit reprendre le pas sur la PAT, à qui elle avait risqué de le céder (le pas). L’acte, qui fait la solitude de l’analyste, est remis au premier plan. Car, comme l’a rappelé J.-A. M.6, le courage, selon Lacan, c’est déchiffrer son inconscient. L’inconscient, en effet, est ce qui se lit7.

La passe est, dès lors, le moment où apparaît, en un éclair, que "la formation de l’analyste se réduit aux formations de son inconscient"8. C’est cet axe que met en action le désir de l’analyste. Qu’est-ce qui fait que quelqu’un fait le pas de prendre la place de semblant de l’objet a et se décide ainsi à s’engager dans le discours analytique ? Les prochaines Journées de l’École essaieront de répondre à cette interrogation.

À cet égard, j’ai été plus particulièrement frappé par la question que J.-A. M. a posée lors de son premier cours de cette année : Dans quelle mesure les ex-AE et les AE actuels se sentent-ils responsables de ce qui advient à l’École ? Une telle responsabilité suppose que l’on se tienne à la corde du rapport à l’inconscient.

Rêve, lapsus, acte manqué, mot d’esprit, oubli, symptôme – c’est de l’inconscient dont il doit donc être question. Trébuchement, achoppement, béance9.: L’École en est là. C’est son actualité.

1. Miller J.-A., Le neveu de Lacan, Verdier, Paris, 2003, p. 193.

2. Lacan J., "Radiophonie", Autres écrits, Seuil, Paris, 2001, p. 443.

3. Psychanalyse appliquée à la thérapeutique (PAT).

4. Cette expression est forgée sur le modèle de celle que Lacan a inventée : "la querelle du phallus".

5. Psychanalyse pure.

6. Miller J.-A., Lettres à l’opinion éclairée, Seuil, Paris, 2002, p. 56.

7. Lacan J., "Postface au Séminaire XI", Autres écrits, op. cit., p. 503.

8. Miller J.-A., "Introduction aux paradoxes de la passe", Ornicar ?, n° 12-13, décembre 1977, p. 112.

9. Lacan J., Le Séminaire Livre XI Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Seuil, Paris, 1973, p. 27.

DOMINIQUE MILLER : L’ECF et le Champ freudien

A l’heure où l’Etat français demande à la psychanalyse et aux psychanalystes de justifier leur raison d’être, mesure-t-on la force et l’appui que l’Ecole de la Cause freudienne représente dans ce combat ? Mesure-t-on que l’obtention de l’Utilité Publique est venue comme la reconnaissance et la confirmation de cette force ? L’UP la consolide. Il a fallu 25 ans pour ça.

25 ans qui s’additionnent à la construction de l’Ecole freudienne de Paris. L’EFP a fait la preuve que les principes de l’Ecole de Lacan étaient propres à mettre en œuvre la psychanalyse au sens de Freud, et à la transmettre. On se souvient de la bataille de Lacan – séances courtes, nouvelle didactique, Passe – qui a nécessité la "contre-expérience" de l’ECF.

L’ECF s’est imposée dans le paysage psy et auprès des autorités de l’Etat concernées.

La complexité pour l’ECF, que n’a pas rencontrée l’EFP, c’est son partenariat avec le Champ freudien. Elle en est un morceau, tout en en étant séparée. Solidaire et dissemblable.

Le Champ freudien offre, à ceux qui désirent s’investir dans la psychanalyse lacanienne, un champ d’actions très étendu, diversifié et conséquent, pour l’enseignement de celle-ci, sa diffusion et son développement. Le Champ freudien anime la psychanalyse lacanienne dans le sens de la "reconquête" indiqué par Lacan. Il la fait connaître, la promeut et la pratique. Il lui donne son caractère ouvert, accessible, entreprenant et imaginatif. Il l’inscrit aussi dans le champ public : l’Université, la Santé mentale, la Formation permanente, la culture, le champ social et la politique de l’Enfance. Il l’implante dans des réseaux européens et internationaux.

L’Ecole est en tension avec le Champ freudien. Il est une terre d’accueil là où elle occupe une position d’élite. Il est un lieu d’extension, là où l’Ecole resserre les liens. Il foisonne. Elle se concentre. Leurs références et leur orientation sont les mêmes : l’enseignement de Lacan.

Ce sont les conséquences de sa transmission et de sa pratique qui différent. Seule l’Ecole offre une formation du psychanalyste. Cela veut dire que cette tension entre eux trouve sa logique et sa pertinence dans la position d’exception de l’ECF. Comme Jacques-Alain Miller vient de nous le rappeler, cette position se fonde sur sa politique face à l’inconscient et à l’acte analytique : inscrire au cœur de son action l’élucidation du rapport de l’analyste au cristal et au tranchant de l’inconscient, du sien et de celui de ses analysants. La Passe, ses Journées d’étude et ses revues sont là pour réaliser cette politique. Et, c’est de là que l’ECF puise sa force précieuse. Cela l’expose à des résistances.

NATHALIE SEBAN : Y'a comme un hiatus... (Un cas au CPCT d’Antibes)

Un diplôme universitaire me permet d'exercer la profession de psychologue clinicienne dans une institution. Il me permettait aussi, dès son obtention, de m'installer en libéral. A cela je me suis longtemps refusée, faute d'une pratique conséquente et d'une élaboration théorique ad hoc, jusqu'au moment où, au décours de mon analyse, je m'y suis autorisée. Je n’y reçois qu’au titre de psychologue. Cela n'est pourtant pas allé sans le clin d'œil de mes aînés ; une longue assiduité toujours de mise à la Section clinique ; les travaux du Cercle UFORCA.

Il y a quelques années, à partir de ma pratique en institution auprès d’adolescents, dont la durée moyenne de séjour est de trois mois, j'ai écrit un petit texte sur "Les effets thérapeutiques rapides". Je m'y interrogeais sur les risques de laisser s'ouvrir la boîte de Pandore lorsque l'on ne sait, bien sûr, ni quels maux vont en sortir, ni de combien de temps l'on dispose pour – si possible – les traiter. Cela pour dire en quoi l’offre d’une formation dans un CPCT Adolescents a pu m’intéresser.

Dans ces trois lieux distincts que sont l’institution, le CPCT et mon cabinet, je pratique la psychanalyse appliquée à la thérapeutique.

Qu'est-ce qui différencie ces pratiques ? C'est une question souvent mise au débat. A mon sens : tout et rien !

Rien, dans ce qui est dû au sujet que l'on reçoit au moment où l'on le reçoit. Même attention portée au singulier de sa parole, même engagement, même risque.

Tout, dans l'élaboration de ce dont il témoigne. A l'avarice extrême de l'institution où la tarification à l’acte comprime le temps pour en extraire la moindre goutte de rentabilité, le temps du CPCT – accordé bénévolement – fait figure de débauche ! Tout aussi, je le vérifie, dans les effets de formation que produit cette expérience qui nécessite de diriger le discours, de le solliciter ou d'en canaliser le flux, de l'orienter.

Depuis le départ, cela ne cesse de questionner. Sur l’extraction d’un point à traiter. Sur les effets de ce "vouloir" initial. Mais aussi : sur ce qui reste si l’on s’emploie à ne pas trop faire consister le transfert, à laisser de côté l’association libre et les formations de l’inconscient…

C’est en ce qu’il nous confronte à cette expérience inédite, reprise en groupe, que le travail au CPCT permet, je crois, de réinterroger nos pratiques personnelles.

Il est une autre question qui agite beaucoup dans et hors les CPCT : Comment en nommer les praticiens ? Consultants ? Analystes ? Rang A – rang B ?

C’est une question vive car elle condense manifestement le cœur de ce qui fait débat.

"Il ne s'agit pas que vous vous croyez analystes !", avons-nous été avertis avant que ne soit posé un : "Au CPCT : tous analystes !". Pour ma part, si je dois me nommer auprès des sujets que je reçois, je parle de consultant.

La petite vignette qui suit peut sans doute être considérée comme une "fausse manœuvre" au regard de ce qui est attendu au CPCT. Elle a pour seule vocation d'illustrer comment le transfert consiste parfois, comment l’inconscient s’interprète malgré tout, comment une demande peut émerger faisant surgir une question chez une consultante de rang B, qui ne "se croit pas" analyste...

Le cas

Le CPCT d’Antibes reçoit en priorité des adolescents, mais également des parents en difficulté. Sa particularité est qu’il n’y a pas de passage du rang A vers le rang B entre le temps des consultations et celui du traitement.

Ainsi, Mme O. demande à parler du surgissement d'un insupportable pour elle : son fils a brutalement mis fin à sa scolarité, en pleine année de terminale. Il devient coléreux, voire violent verbalement envers elle.

Rapidement, elle associe cet événement à sa propre histoire : elle-même a interrompu ses études en terminale, pour suivre l’homme dont elle était enceinte. Le couple s'est séparé 4 ans plus tard.

Ce qui marque son discours, c'est qu'elle dénigre sa plainte et son "blabla" dès qu'ils apparaissent pour mieux se questionner, chercher une vérité.

L'ensemble des signifiants qu’elle dépose au cours des consultations se cristallisent dans un énoncé qui fait symptôme : je veux toujours avoir raison. Au cours du traitement elle en déploie les coordonnées, tout en suivant le fil rouge de sa relation à son fils qu’il s’agit de pacifier.

Le cadre de ce travail lui a clairement été posé : gratuité ; bénévolat du consultant ; seize séances au maximum.

Après douze séances foisonnantes qu'il a fallu canaliser, je lui fais remarquer que les choses vont mieux avec son fils. En effet. Elle-même a rencontré un homme et aimerait utiliser les dernières séances pour trouver comment en parler à son fils.

La fois suivante, elle amène pour la première fois un rêve dont elle donne cette interprétation: il y a longtemps que je voulais réfléchir sur moi… mais je me disais que la psychanalyse ce n'était pas pour moi. Je crois que ce rêve traduit qu'il ne reste que trois séances et que je voudrais poursuivre. Je réponds que, comme nous en avions parlé dès le départ, le travail au CPCT comporte des limites et lui rappelle les points sur lesquels elle a avancé.

Mais vous, si vous travaillez dans un centre psychanalytique, c'est que vous êtes psychanalyste, vous avez sûrement un cabinet en ville, je suis prête à payer. Prise au dépourvu, je me réfugie "doctement" derrière le cadre et lui signifie quelque chose comme : il n'est pas déontologique de se constituer une clientèle à partir du CPCT. D’autre part, il est vrai qu'elle a amené beaucoup de matériel et qu'elle est manifestement engagée dans un travail d'élaboration pouvant la conduire à une demande d’analyse. Si elle le souhaite, je lui donnerai le nom d'un analyste.

Le hiatus...

Au Clinica (groupe qu’ailleurs, on appelle "de contrôle"), il m'est rappelé que cette règle peut constituer des exceptions et l'on m'encourage à recevoir Mme O. à mon cabinet. Cela me dérange, sans que je puisse encore vraiment formuler en quoi. Ce n'est que dans ma propre cure que je parviens à élaborer qu'à mon sens, le "savoir-faire" qui m'autorise à recevoir des patients au CPCT – ou en quelque autre lieu –, tout orienté qu'il est par la théorie et l'éthique psychanalytique, ne relève en rien de la position de l'analyste.

Comment, après avoir encouragé cette jeune femme à porter sa demande vers un analyste, pourrais-je la recevoir, alors que la question d'occuper cette place est encore au travail au lieu même où j'aurais à en décider? N’y aurait-il pas là comme une imposture…

A la dernière séance, Mme O. me rappelle que je lui avais proposé le nom d'un analyste. Je maintiens ce qui avait été dit et lui donne les coordonnées d'une personne n'intervenant pas au CPCT.

Six mois plus tard, elle rappelle pour prendre rendez-vous. Elle n'a fait aucune démarche pour contacter cet analyste. Les turbulences de sa vie se sont aplanies, sauf que, lassée des hésitations de son ami, elle lui a demandé de s'engager avec elle ou de renoncer. Il a consenti ; elle a reculé. Il lui a donné un mois. Elle dit : je veux toujours avoir raison, j'ai une certaine jouissance à ça. Du coup, je tue tout ce qui est beau, je le détruis. Cette fois, elle voudrait faire autrement et souhaite y réfléchir au CPCT.

Le cadre permet, dans certains cas, de renouveler une fois le traitement...

PUBLIÉ 74 RUE D’ASSAS À PARIS 6è PAR JAM